C’était hier, au café « La petite cuillère » sur Saint-Denis. Je partageais ma table avec un beau brun qui levait ses yeux de son ordinateur de temps en temps, se mordillant le coin de la lèvre, le regard inquisiteur. Le doux bourdonnement des conversations voisines se jumelait parfaitement au faible taptap de mes doigts sur mon clavier et l’odeur délicate du café m’enveloppait de son arôme envoutante. 

Et puis est entré un couple, un homme et une femme, début trentaine, qui s’est installé un peu plus loin. Je n’ai d’abord pas vraiment porté attention à eux, trop éperdue par les yeux noisette qui me fixaient sans gêne. 

Ils se sont assis et soudain le doux bourdonnement s’est dissipé, englouti par une voix retentissante, sortie directement de l’énorme barbe noire et touffue de l’homme. Mes oreilles ont tenté de se concentrer sur le jazz français que fredonnaient les speakers du café, en vain. Ce jeune père Noël venait de briser sans aucune gêne la douce langueur dans laquelle je m’étais installée, pour beugler en étalant son savoir à propos des « hormones diffusées dans notre corps lors d’un fou rire ». I know, moi non plus j’ai pas full full compris le rapport. À partir de ce moment-là, mon cerveau s’est mis en mode arrêt et j’ai fixé ce couple étrange qui venait de chier sur mon après-midi si parfait- j’exagère peut-être un peu, mais bon.

Plutôt silencieuse, la jeune femme fixait son homme de ses grands yeux marron. Son visage pâle, plutôt ordinaire, laissait percevoir un certain malaise, mais elle le camouflait par un délicat sourire, replaçant de temps à autre une mèche sombre derrière son oreille. Droite sur sa chaise, ses longs doigts anguleux autour de sa tasse de café fumante, elle jetait des coups d’œil rapide, inspectant les alentours, sachant très bien que les décibels perpétrés par son interlocuteur en gênaient certainement plus d’un. 

Et puis soudain, j’ai compris que j’assistais à une date, et que ces deux personnes ne se connaissaient finalement, presque pas. Les jambes écartées, ses épaisses lunettes noires enfoncées sur le nez, l’homme menait la conversation de sa puissante voix, laissant très peu de place à la jeune femme de s’exprimer. Lorsqu’elle arrivait à placer ne serait-ce qu’un nom, un verbe et un complément, la machine à paroles humaine faisait tournoyer violemment son téléphone entre ses mains, complètement désintéressée par les aventures de la gracile créature en face de lui.   

Trois quarts d’heure plus tard, l’homme aux mille paroles s’est exprimé une fois de plus, faisant écho à travers le café : « Bon, je pense qu’on s’amuse là non? Alors, plusieurs options s’offrent à nous : soit on va prendre un autre café, soit on prend une bière ». Délicatement, la jeune femme a refusé, prétextant des examens la semaine prochaine et un manque de sommeil abondant. Étant moi-même une pro des dates, je savais pertinemment que si cette femme avait été ne serait-ce qu’un tout petit peu intéressée par cet homme, ses heures de sommeil auraient largement pu attendre.  

Ils se sont levés, et l’homme a emporté avec lui ses expressions à deux balles, son savoir infini et son style vestimentaire plus que douteux.
Mes oreilles se sont réhabituées au doux bourdonnement ambiant et mes yeux ont enfin pu retourner à ceux qui me fixaient auparavant, sans l’ombre d’un mot.